Le roi Basile a fait enfermer son fils Sigismond depuis son plus jeune âge dans une prison, un astrologue lui ayant appris que cet enfant serait un tyran s'il était un jour appelé à gouverner. Le roi décide toutefois de lui laisser une chance et décide de l’asseoir sur le trône le temps d’une journée. S’il agit bien, il sera l’héritier de la Couronne, sinon il retournera en captivité, pensant que la journée passée n'a été qu'un "songe". L'expérience tourne effectivement mal et Sigismond est remis la nuit dans sa cellule, sous la surveillance de Clotaldo, son geôlier, et du roi qui, dissimulé, observe le réveil de son fils.
SIGISMOND. Est-ce moi ? est-ce bien moi ? Me voilà donc prisonnier et enchaîné ? Cette tour
sera donc mon tombeau ?… Sans doute. — Dieu me soit en aide ! Que de choses j’ai rêvées !
CLOTALDO, à part. Il me faut lui parler et lui ôter tout soupçon… (Haut.) C’est donc l’heure
de vous réveiller ?
SIGISMOND. Oui, c’est l’heure et le moment.
CLOTALDO. Vous dormirez donc toute la journée !… Depuis que nous avons suivi lentement
des yeux l’aigle qui fendait le ciel d’un vol rapide, vous n’avez donc pas changé de place ? et vous
ne vous êtes pas éveillé ?
SIGISMOND. Non, Clotaldo ; et même en ce moment il me semble que je sommeille. Et je n’en
suis pas étonné ; car si je rêvais lorsque je voyais des corps réels et palpables, ce que je vois maintenant doit être faux et incertain ; et si je voyais en dormant, il est tout simple qu’éveillé je rêve.
CLOTALDO. Dites-moi donc ce que vous avez rêvé.
SIGISMOND. En supposant que tout cela n’ait été qu’un rêve, voici, Clotaldo, ce que j’ai vu
dans mon rêve. Je me suis éveillé, et, par une illusion cruelle, je me suis vu dans un lit brodé de
fleurs si brillantes et si fraîches qu’on les eût dites tissées par le printemps. Là, une foule de nobles prosternés devant moi m’appelaient leur prince, et me présentaient les vêtements les plus somptueux et les plus riches. Et vous, vous avez changé en allégresse le calme de mon âme en m’apprenant mon bonheur : je n’étais pas un prisonnier comme à présent, j’étais prince de Pologne.
CLOTALDO. Et m’avez-vous bien récompensé pour la nouvelle ?
SIGISMOND. C’était une singulière récompense ! Vous me paraissiez un traître, et par deux
fois, furieux contre vous, j’ai voulu vous donner la mort.
CLOTALDO. Quoi ! vous me traitiez avec tant de rigueur ?
SIGISMOND. De tous j’étais le maître, et je me vengeais de tous. Seulement j’aimais une femme,
et, pour ceci, ce n’était pas un songe ; car si tout le reste a disparu, ce sentiment est encore dans
mon cœur.
Le roi sort.
CLOTALDO, à part. Le roi a été ému de l’entendre. (Haut.) Comme nous avions en dernier lieu
parlé de cet aigle, une fois endormi, vous avez rêvé domination et empire ; mais, même dans un
rêve, Sigismond, vous auriez dû respecter celui qui vous a élevé avec tant de peine ; car, même en rêve, il est beau et utile de faire le bien.
Il sort.
SIGISMOND. Il dit vrai. — Réprimons donc ce naturel farouche, ces emportements, cette am-
bition, pour le cas où je viendrais encore à rêver. Il le faut et je le ferai ; puisque je suis dans un
monde si étrange que vivre c’est rêver, et que je sais par expérience que l’homme qui vit rêve ce
qu’il est, jusqu’au réveil. — Le roi rêve qu’il est roi, et il vit dans cette illusion, commandant, dis-
posant et gouvernant ; et ces louanges menteuses qu’il reçoit, la mort les trace sur le sable et d’un souffle les emporte. Qui donc peut désirer de régner, en voyant qu’il lui faudra se réveiller dans la mort ?… Il rêve, le riche, en sa richesse qui lui donne tant de soucis ; — il rêve, le pauvre, sa pauvreté, ses misères, ses souffrances ; — il rêve, celui qui s’agrandit et prospère ; — il rêve, celui qui s’inquiète et sollicite ; — il rêve, celui qui offense et outrage ; — et dans le monde, enfin, bien que personne ne s’en rende compte, tous rêvent ce qu’ils sont. Moi-même, je rêve que je suis ici chargé de fers, comme je rêvais naguère que je me voyais libre et puissant. Qu’est-ce que la vie ? Une illusion. Qu’est-ce que la vie ? Une ombre, une fiction. Et c’est pourquoi le plus grand bien est peu de chose, puisque la vie n’est qu’un rêve et que les rêves ne sont que des rêves.
Pedro Calderón de la Barca, La Vie est un songe, traduit de l'espagnol par Damas-Hinard, 1636
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